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— Désolé, déclara le chef de la garde. L’empereur est souffrant et ne recevra personne aujourd’hui.
— Pas même moi ? s’étonna Khamoudi.
— Mes ordres sont stricts, Grand Trésorier : personne.
C’était la première fois que Khamoudi était ainsi repoussé. Certes, l’amiral Jannas n’était pas admis, lui non plus, à voir l’empereur, mais la position privilégiée du Grand Trésorier venait d’être effacée.
Inquiet, Khamoudi interrogea des fidèles pour savoir combien de temps avait duré l’entretien entre Apophis et Jannas : plus d’une heure ! D’ordinaire, l’empereur donnait des ordres brefs. Cette fois, il y avait bien eu discussion.
Quant à l’amiral, il se trouvait à la caserne principale d’Avaris, entouré de tous les officiers supérieurs. Autrement dit, il réunissait l’état-major sans convier le Grand Trésorier.
Au bord de la crise de nerfs, Khamoudi rentra chez lui.
— Déjà de retour ? minauda la dame Yima.
C’est pour moi, bien sûr ! Viens, mon chéri, je vais…
— Nous sommes en danger.
Yima blêmit.
— Qui… qui nous menace ?
— Je suis persuadé que Jannas a demandé les pleins pouvoirs à l’empereur.
— Apophis a forcément refusé !
— Je crains que non. Il refuse de me recevoir, alors que l’amiral dévoile ses plans aux généraux.
— Ne peux-tu en être informé ?
— Je le serai, mais trop tard. Et je crois savoir de quoi il s’agit : la guerre totale, en Égypte comme en Asie, avec l’utilisation de toutes nos forces. Dans cette perspective, soit mon rôle sera réduit au minimum, soit je serai éliminé pour avoir contrarié les projets de l’amiral. Bientôt, ses sbires viendront nous arrêter.
— Fuyons immédiatement !
— Inutile, Jannas a forcément installé ses hommes aux sorties d’Avaris. Et où irions-nous ?
— Il faut que tu forces la porte de l’empereur !
— Impossible.
— Mais alors… que faire ?
— Se battre avec nos armes. As-tu persuadé l’impératrice Tany que l’amiral Jannas, incapable de défendre Avaris, était le responsable de sa maladie ?
— Oui, oui !
— Va la voir et explique-lui que ce fou compte mener la guerre sur tous les fronts en même temps et qu’il ne laissera que la garde impériale dans la capitale. Si les Égyptiens reviennent, ils n’auront donc aucun mal à s’emparer de la citadelle. Tany sera capturée et torturée.
Sans prendre le temps de se remaquiller et de changer de robe, Yima courut chez l’impératrice.
Les généraux avaient approuvé sans réserve la stratégie préconisée par Jannas. Les rebelles, asiatiques comme égyptiens, ne pouvaient plus continuer à bafouer ainsi l’Empire hyksos. Il fallait frapper fort et les anéantir afin de démontrer que l’armée de l’empereur n’avait rien perdu de son efficacité.
Même les officiers achetés par Khamoudi s’étaient ralliés à la cause de l’amiral.
Quant au Grand Trésorier, il serait arrêté dans les prochains jours, puis envoyé dans l’un des deux camps de concentration dont il était si fier.
Tout en songeant à l’inéluctable enchaînement des événements, Jannas demeurait pensif. Certes, il apparaissait comme l’unique commandant en chef des régiments hyksos, mais sans l’assentiment explicite d’Apophis. En tant que soldat qui lui avait toujours obéi, ce flou le contrariait. Il souhaitait obtenir les pleins pouvoirs sans aucune équivoque et ferait donc le siège des appartements d’Apophis jusqu’à une déclaration officielle. L’empereur savait bien qu’il ne pouvait pas refuser.
En supposant que ce vieillard refuse d’admettre la réalité et condamne ainsi l’Empire hyksos à disparaître, Jannas se devait de le sauver. Si Apophis s’obstinait, l’amiral devrait se débarrasser de lui.
Son aide de camp interrompit le cours troublé de ses pensées.
— Amiral, un énorme scandale ! On prétend que vous avez fait décapiter vos domestiques pour offrir leurs cadavres au temple de Seth avant de partir en campagne !
— C’est délirant !
— Une accusation de meurtre a été lancée contre vous par le Grand Trésorier Khamoudi.
— Allons immédiatement à ma villa pour ruiner ces allégations.
Accompagné de ses gardes du corps, Jannas marcha rapidement jusqu’à son domicile de fonction.
La sentinelle chargée de surveiller l’entrée avait disparu.
Conformément aux ordres de l’empereur, un espace sablé remplaçait le jardin, jugé amollissant.
— Dispersez-vous autour de la maison, ordonna Jannas à ses hommes.
L’aide de camp resta auprès de L’amiral.
La porte principale était grande ouverte.
L’amiral appela son intendant. Pas de réponse.
Égorgé, le domestique gisait dans le hall d’entrée. La mare de sang était encore chaude.
— Les assassins viennent de partir, constata l’aide de camp.
Auteur de quantité de massacres, Jannas semblait perdu. Jamais il n’avait songé qu’on pourrait s’en prendre à lui dans sa propre demeure et s’attaquer à sa maisonnée.
D’une démarche mal assurée, l’amiral traversa le hall pour pénétrer dans la salle de réception.
Sur une chaise, dans une position grotesque, le corps de sa femme de chambre. À ses pieds, sa tête tranchée. Non loin d’elle, les cadavres dénudés de la cuisinière et du jardinier, leur tête ensanglantée posée sur le ventre.
L’aide de camp vomit.
Abasourdi, Jannas entra lentement dans son bureau.
Son secrétaire avait été tué à coups de hache, et sa tête trônait sur une étagère.
— Je continue à explorer ce charnier, dit Jannas à son aide de camp. Toi, va voir si mes hommes ont repéré quelqu’un. Sinon, qu’ils me rejoignent.
Dans la chambre de l’amiral, les trois dernières servantes, elles aussi décapitées. Le lit, les sièges et les murs étaient souillés de sang.
Aucun membre de sa domesticité n’avait été épargné.
Jannas se saisit d’un vase rempli d’eau fraîche et la répandit sur son visage.
Puis il sortit de la maison et appela son aide de camp.
Surpris de ne pas recevoir de réponse, il buta contre le corps d’un de ses gardes, une flèche plantée dans la nuque.
À une dizaine de pas, l’aide de camp, tué de la même manière. Un peu plus loin, d’autres gardes.
Un instant pétrifié, Jannas comprit qu’il devait s’enfuir.
Deux énormes mains lui serrèrent le cou. D’un coup de coude, il percuta le ventre de l’adversaire afin de se dégager, mais la dame Abéria encaissa le choc sans sourciller.
— Personne n’est plus fort que l’empereur, lui dit-elle en l’étranglant avec sauvagerie. Tu as osé le défier, Jannas, et cette insolence mérite la mort.
L’amiral se débattit avec la dernière énergie, sans faire lâcher prise à la tueuse.
Le larynx brisé, il mourut en maudissant Apophis.
— C’est fait, annonça Abéria au Grand Trésorier, entouré des pirates chypriotes qui avaient abattu le personnel et les gardes de Jannas.
— Éventre-le avec une faucille. Officiellement, c’est son jardinier qui l’aura assassiné pour le voler.